Le studio londonien d'Abbey Road fait partie de ces lieux touristiques qui ne sont pas de simples lieux à visiter mais à s'approprier. Les touristes, toujours nombreux, se prennent en photo sur le fameux passage piéton en face du studio, immortalisé -tant que durera ce pauvre monde- par les Beatles sur la pochette de leur album Abbey Road de 1969. Les fans ne se contentent pas de reproduire la photo de couverture : ils signent à l'aide de feutres la plaque de la rue et le muret qui entoure le studio, plus Lourdes que Delphes, et désormais bigarrés de graffitis. Espérant sans doute se connecter avec les sons glorieux que les murs du légendaire studio ont absorbés en plus de 80 ans d'existence : Pink Floyd, Queen, John Lennon, Lady GaGa, les musiques de Star Wars par John Williams depuis L'Empire contre-attaque et la grande symphonie de la trilogie du Seigneur des Anneaux par Howard Shore. Et évidemment, Abbey Road, le dernier album enregistré par les Fab Four avant leur dissolution -leur Exode, si l'on veut faire une belle transition pour la suite de cet article.Photos interditesCar si nous avons l'autorisation de pénétrer dans le studio d'Abbey Road, c'est que c'est ici que s'enregistre la bande originale d'Exodus : Gods and Kings. Le nouveau péplum de Ridley Scott, adapté du livre biblique de l'Exode. Christian Bale en Moïse affronte son demi-frère Ramsès, joué par Joel Edgerton, pour libérer le peuple hébreu de l'esclavage en Egypte. Un blockbuster dont la sortie est prévue pour Noël prochain, et dont nous avons pu prendre la mesure de l'ampleur sur le tournage (voir le numéro de Première n°445 de mars 2014 pour plus de détails). Sir Ridley revient à l'Antiquité, quatorze ans après le triomphe de Gladiator, pour s'immerger dans l'Egypte issue d'un triple fantasme (l'imaginaire biblique, celui des peintres orientalistes du 19ème siècle et enfin l'imaginaire du cinéma) et livrer un spectacle à très très grande échelle. Une fois avoir montré patte blanche (l'injonction "photos interdites" est placardée partout), nous voilà introduits dans le légendaire studio (décevant de l'extérieur : une maisonnette d'un étage un peu terne) et nous nous enfonçons dans les entrailles de la terre -au diable le lyrisme : nous descendons un escalier décoré d'affiches de films pour atteindre le lieu où on enregistre la musique d'Exodus. On passe une double porte, une pièce encombrée de câbles, une autre double porte et nous voilà dans la pénombre. Celle de la war room où se serrent moins de dix personnes, devant la vitre qui les sépare de l'orchestre. Le chef dirige de sa baguette près d'une centaine de musiciens, sur les ordres du compositeur dits à travers un micro, d'une voix douce aux accents espagnols.Alberto à l'ouestCar pour composer la musique d'Exodus, la 20th Century Fox n'a pas fait appel à Hans Zimmer (Gladiator, La Chute du faucon noir), Harry Gregson-Williams (la BO démente aux choeurs grégoriens de Kingdom of Heaven) ou Marc Streitenfeld (Robin des boisPrometheus). Le choix s'est porté sur l'espagnol Alberto Iglesias. Soit le compositeur célébré de Pedro Almodóvar : les deux sont inséparables depuis La Fleur de mon secret (1995), et Alberto a composé la musique d'En chair et en os, Tout sur ma mère, Parle avec elle, La Mauvaise éducation, Etreintes briséesVolver, La Piel que habito et Les Amants passagers. Des compostions frissonnantes, subtiles, comportant beaucoup de piano et de guitare. Même lorsqu'Iglesias est passé à l'ouest pour des projets hollywoodiens, c'est pour livrer des oeuvres profondément discrètes et personnelles : The Constant Gardener et surtout La Taupe, sont deux de ses plus belles oeuvres, sur deux adaptations de John le Carré. Qui lui valurent deux nominations à l'Oscar de la Meilleure musique. Pas de cuivres incendiaires, de percussions épiques ou de leitmotiv triomphant : Iglesias est plus proche d'Alexandre Desplat (voir Argo, Zero Dark Thirty) que de Zimmer. C'est donc la première fois qu'Iglesias doit illustrer de sa musique un film aussi flamboyant. Tant mieux. Plutôt qu'un musicien spécialisé dans la tonitruant, Exodus est allé chercher un compositeur versé dans l'intime et l'introspectif. Bonne, très bonne idée."Pas de crescendo, quoi qu'il arrive"Alberto, donc, est entouré de ses deux assistants espagnols, penchés sur leurs partitions qu'ils corrigent au crayon -pour qui ne comprend rien à la musique, leurs rares interventions chuchotées sont incompréhensibles : "deux octaves en moins", par exemple. Au-dessus, un écran diffuse -sans le son- les images des scènes qui seront accompagnées de musique. Première scène : sans doute vers la fin du film, Moïse barbu et noirci de poussière contemple des bûchers funéraires hébreux. La musique s'élève. Frissons. Flûtes aux accents antiques, envoûtants. Cordes douces qui nous emmènent vers des choeurs élégiaques. On se met à rêver à un film entièrement muet, seulement raconté par les images et la musique. Autre scène : "on passe au morceau : l'armée avance pour la bataille", demande l'un des assistants à Nicolas, le chef d'orchestre. Ramsès se prépare à une bataille contre les hébreux, et Joel Edgerton, regard troublé, contemple le paysage désolé des Canaries qui figure l'Egypte. Les cordes deviennent inquiètes et -BLAM !- les percussions débarquent, terrassantes et régulières, comme la marche d'une armée. Nouvelle scène : un chevauchement. Plus tôt dans le film, Ramsès commande à ses sous-fifres de faire une descente dans le quartier des esclaves. On passe de la salle du conseil à la poussière des rues sales. De nouveau les flûtes antiques, suivies par une explosion de choeurs martiaux alors que des cavaliers galopent à l'écran. La musique exprime alors ce passage de l'intérieur à l'extérieur, de l'intime à l'épique, tout en continuité. "Alberto ? Commentaires, s'il vous plaît", demande avec tact Nicolas. "C'était très beau", acquiesce le compositeur. "Mais on n'a pas besoin de crescendo. C'est trop. L'émotion est suffisante à l'écran..." Nicolas approuve. "Pas de crescendo, quoi qu'il arrive", dit-il aux musiciens. On doit déjà quitter la war room. Dans un coin, discret, vêtu d'un jean et d'un t-shirt, un homme est resté silencieux, devant la console de réglages, entre Alberto et Nicolas. Il buvait son café -une tasse Abbey Road, bien sur- et s'est contenté d'observer, confiant, le travail de son compositeur. C'était Ridley Scott.Sylvestre Picard (@sylvestrepicard)Bande-annonce d'Exodus : Gods and Kings, en salles le 24 décembre prochain :