First Cow
A24/MUBI

À travers l’itinéraire de deux compagnons débrouillards dans une Amérique en friche, la cinéaste Kelly Reichardt signe un magnifique western réaliste. Avec la douceur qui caractérise sa mise en scène, elle restitue l’innocence bafouée de tout un pays. Sublime.

Un long navire marchand traverse le cadre horizontalement avant de s’éclipser. La caméra n’a pas bougé. Puis c’est un chien que l’on voit s’agiter au milieu des herbes hautes. Des oiseaux piaillent, des bruits de moteur résonnent faiblement dans le lointain. Une femme creuse bientôt la terre révélant deux squelettes humains intacts, qui semblent avoir été dérangés en pleine sieste par ce dévoilement soudain. La femme lève la tête, comme si une réponse pouvait venir des cieux. C’est pourtant bien là, à hauteur de ce sol en friche, depuis cette terre abandonnée, que viendra la réponse.

Un gros plan nous montre maintenant des mains qui arrachent délicatement des champignons. Tout est pareil. Tout est différent. Possiblement au même endroit mais plus à la même époque. Nous sommes, on le devine bientôt, dans l’Amérique des pionniers, quelque deux cents ans plus tôt. Kelly Reichardt croit suffisamment à la délicatesse et la puissance expressive de son art pour opérer ce genre de voyages spatio-temporels sans avoir besoin d’envoyer des signaux de reconnaissance. Tout s’enchaîne avec une douceur paradoxale. On se demande quand cette limpidité dans l’exécution sera brisée, révélant peut-être une faille.

Voilà maintenant une bande d’aventuriers qui attend sa pitance en mettant la pression à l’un d’entre eux, Cookie, le cuistot (John Magaro), en charge de régaler la troupe avec les moyens du bord. C’est en sondant chaque centimètre de terrain pour voir ce qu’il a à offrir, que ce dernier va croiser King Lu, un immigrant chinois en fuite (Orion Lee). Ainsi débute First Cow, dans une sorte de torpeur relative où une nature caressée par la main de l’homme révèle des secrets. Les ossements oubliés font corps à nouveau. Le film de Kelly Reichardt, inspiré du roman The Half-Life de Jonathan Raymond, va retracer, on s’en doute, un morceau de leur histoire.

First Cow
A24

NOUVEAU MONDE 

First Cow est le deuxième western de Kelly Reichardt après La Dernière Piste en 2011. Mais là où le précédent racontait un périple, First Cow embrasse un périmètre volontairement restreint, une clairière non loin d’un village dont on ne verra que les maigres fondations. De ce territoire à peine civilisé doit naître un nouveau monde. Cookie et King Lu sont devenus des compagnons de fortune. L’un a le savoir-faire, l’autre, de la suite dans les idées. Ils se lancent dans le commerce de petits beignets fabriqués avec le lait de la première et seule vache du coin. Toutes les nuits, les deux hommes, tels des Sisyphe miniatures, volent le lait du ruminant docile à l’insu de son riche propriétaire qui s’avère être, le jour venu, leur meilleur client (Toby Jones, excellent). Cette économie de bout de ficelles – libérale avant l’heure – dessine les fondements volontiers absurdes d’un pays qui s’apprête pourtant à être le phare du monde (c’est la fonction mythologique du western). Le film dessine dès lors une sorte de boucle, de routine, où le running gag a les apparences d’une logique fragile. Cette entreprise basée sur la dissimulation et la tromperie va bien finir par céder. Là où l’homme marchande, la nature muette se défend.

AMITIÉ

Kelly Reichardt dédicace son film au cinéaste expérimental américain Peter Hutton décédé en 2016, connu pour ses portraits en plans fixes et silencieux de paysages, "humbles et stupéfiants" pour reprendre les mots d’un critique américain. La cinéaste y a puisé une façon tout aussi apaisée d’appréhender l’espace, où la présence des corps en son sein ferait presque tache. La nature, on le sait d’emblée, sera bientôt un linceul. Et Cookie et King Lu, nos deux compagnons devenus dormeurs du val, auront préalablement répondu le mieux possible à l’appel d’un vers de William Blake que Kelly Reichardt a pris soin de mettre en exergue de son film : "À l’oiseau le nid, à l’araignée la toile, à l’homme, l’amitié." First Cow est un film tout simplement magnifique.

First Cow de Kelly Reichardt - Avec John Magaro, Orion Lee, Toby Jones... - Durée 2 h 02 - Disponible depuis le 9 juillet sur MUBI, au cinéma le 27 octobre 2021.