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Dans la foulée des États-Unis, les cinéastes français, d’Éric Rochant à Florent Emilio Siri, prêtent main-forte à l’industrie des séries. Le petit écran deviendrait-il leur nouvel eldorado ? Réponse de Jalil Lespert (Versailles, actuellement sur Canal +) et Cédric Klapisch (10% le mois dernier sur France 2). 
 

PREMIÈRE: Pourquoi avez-vous réalisé des épisodes de séries ?

JALIL LESPERT : J’ai été contacté par Canal+ et par le producteur Claude Chelli qui porte le projet Versailles depuis plusieurs années. Le sujet –Louis XIV, la cour– m’a interpellé : il y avait une vision shakespearienne de l’histoire de France, sûrement parce qu’il a été écrit par deux showrunners anglo-américains, Simon Mirren et David Wolstencroft. Cela m’intéressait de réaliser les deux épisodes qui ouvrent la saison et de mettre ainsi en place la ligne visuelle, très punk rock, de la série.

CÉDRIC KLAPISCH : Dominique Besnehard (qui est à l’origine du projet) m’a demandé de lire deux épisodes de Dix pour cent. Et c’est pour l’écriture que j’ai accepté. J’aimais beaucoup le fait qu’on parle des coulisses du cinéma. Et j’étais épuisé après Casse-tête chinois, dont le scénario m’avait demandé du temps : il était donc motivant d’avoir devant moi quelque chose de déjà écrit.

En principe, le pouvoir de décision appartient aux showrunners. Quelle marge de manœuvre aviez-vous ?

JALIL : Il a fallu trouver un équilibre. Ce projet est totalement novateur et hybride. Mon rôle était de comprendre les intentions et les ambitions des showrunners, tout en leur proposant une vision personnelle. En France et en Europe, les réalisateurs n’ont pas la même place qu’aux États-Unis où ils sont souvent considérés comme de simples techniciens. Ici, le réalisateur est aussi un auteur. Néanmoins, il était essentiel d’aborder ce projet autrement. Du coup, ma démarche était donc plus collaborative que strictement personnelle.

CÉDRIC : Sur Dix pour cent, il n’y avait pas de showrunner à proprement parler, mais une créatrice, Fanny Herrero, qui a dirigé l’écriture avec une dizaine de scénaristes. Il s’agissait d’un projet très collégial. Ce terme de showrunner, qui désigne un scénariste-star chapeautant l’ensemble d’une saison et parlant directement aux acteurs, ne s’applique pas trop à ce qu’on a fait. À partir du moment où les scénarios étaient écrits, les trois réalisateurs de la série ont travaillé de manière collective en échangeant beaucoup. C’était d’ailleurs troublant, on oubliait totalement la notion d’auteur classique dont on parle souvent en France depuis la Nouvelle Vague.

Vos références de réalisation étaient-elles plutôt issues du cinéma ou des séries ?

JALIL : Les deux. Les intrigues politiques de la cour rappellent un peu House of Cards ou Le Parrain. Nous avions avec George Blagden, l’acteur qui joue Louis XIV, Michael Corleone en référence principale.

CÉDRIC : Quand on est dans une logique de série télé, le maître mot est le temps, encore plus que l’argent. On a onze jours pour tourner et il faut avant tout respecter le planning. Mais on essaie en effet de trouver un style et notre principale référence était Ingmar Bergman. On s’est dit qu’il fallait tendre vers sa façon de filmer quand il est en intérieur avec des moyens relativement limités, et on a cherché à jouer sur le cadrage des visages.

N’avez-vous pas été appelés sur ces projets pour apposer un label cinéma et rassurer le public grâce à vos noms ?

JALIL: Peut-être. J’imagine qu’il y avait une confiance, vu le succès d’Yves Saint Laurent en France comme à l’étranger. Mais je dirais que c’est la même chose à tous les niveaux, les showrunners aussi ont été engagés après des succès comme Esprits criminels ou MI-5 qui ont eu suffisamment d’écho pour rassurer tout le monde.

CÉDRIC : Oui, bien sûr, j’avais conscience qu’on m’appelait pour amener une légitimité cinéma. Mais j’en avais également envie. Je savais qu’avec un tel sujet il fallait quelqu’un qui travaille dans l’industrie cinématographique, notamment afin d’attirer des guest stars. Cet aspect promotionnel était évidemment dans la tête des producteurs et de la chaîne, mais la thématique le justifiait.

Travailler pour une série télé offre-t-il des avantages qu’on ne trouve pas au cinéma ?

JALIL : Depuis une décennie, la série a totalement supplanté le cinéma indépendant aux États-Unis. Elle jouit d’une audace d’écriture incroyable. Il faut dire qu’en tant que spectateur, on a un rapport beaucoup plus intime avec une série qu’avec un film. C’est exactement comme avec un roman. C’est aussi un formidable terrain de jeu pour les auteurs et pour les réalisateurs.

CÉDRIC : De nombreux cinéastes peuvent s’éclater dans l’industrie de la série et traiter de sujets qu’ils n’auraient pas osé aborder au cinéma. Je n’aurais jamais filmé un de mes longs métrages comme Dix pour cent. Rien qu’en termes de comédie, j’ai vraiment pu grossir le trait et aller parfois jusqu’à la limite de la crédibilité pour susciter le rire. Et cela m’a beaucoup amusé.

Vous pensez que la collaboration des cinéastes français aux séries va donc se poursuivre ?

JALIL : Oui, je crois que ces deux mondes vont continuer à se croiser et que cela va produire de nombreuses opportunités. Les frontières vont peu à peu disparaître entre cinéma et télévision, il n’y aura plus besoin de passeport. On a la chance de vivre une révolution des médias, tout bouge constamment, tout est à remettre en question. Ainsi, je ne suis pas étonnés que Cédric se mette à la série car ses films ont toujours eu quelque chose de très contemporain et se sont intéressés au présent de nos sociétés.

CÉDRIC : Il y a encore six ou sept-ans, tout le monde disait que c’était la fin de la télé, notamment à cause de l’arrivée d’Internet. Et finalement, c’est le contraire qui s’est passé : les séries sont devenues les stars. Un espace de création s’est libéré. Comme le dit Jalil, j’aime bien défricher des lieux nouveaux. Ce n’est évidemment pas le cas de la télé. Mais il y a vraiment une nouvelle façon de faire de la télévision. Et, en France, il faut absolument que cette industrie évolue. Des réalisateurs qui viennent du cinéma vont logiquement vouloir y aller, c’est très tentant. À mon avis, nous ne sommes qu’au début du phénomène.

Mais le cinéma pourra-t-il s’en remettre ?

CÉDRIC : Toutes les industries sont des univers à deux vitesses. C’est le cas de l’automobile. Ou de la mode, où il y a le prêt-à-porter et la haute couture. Mais jamais l’un ne tue l’autre, et on a toujours besoin des deux. J’estime pour ma part que le cinéma c’est la haute couture et la télévision le prêt-à-porter. Mais ce n’est pas négatif de le dire : de très grands stylistes créent du prêt-à-porter. Actuellement, je tourne un nouveau long métrage et je me rends compte que participer à une série m’a beaucoup servi, parce que cela m’a permis de redéfinir les enjeux du cinéma.